Allaitement et culpabilité
Un des arguments les plus puissants utilisés par de nombreux professionnels de santé, agences gouvernementales et fabricants de lait artificiel afin de ne pas promouvoir et soutenir l’allaitement maternel, c’est : « nous ne devons pas culpabiliser la mère qui n’allaite pas ». Même certains des fervents défenseurs de l’allaitement sont désarmés par ce stratagème qui veut « que les mères ne se sentent pas coupables ».
Parce qu’en fait, ce n’est rien d’autre qu’un stratagème.
C’est un argument qui détourne l’attention d’un manque de connaissance et de compréhension de la plupart des professionnels de la santé à propos de l’allaitement. Cela les autorise à ne pas se sentir coupables de leur ignorance sur l’aide à apporter aux femmes pour surmonter les difficultés durant l’allaitement, qui auraient pu être maîtrisées et qui généralement auraient même pu être prévenues si on ne sapait pas les tentatives d’allaitement des mères. Cet argument permet aux fabricants d’aliments artificiels et aux professionnels de la santé de faire circuler de la documentation sur les préparations pour nourrissons ainsi que des échantillons aux femmes enceintes et aux jeunes mères sans le moindre scrupule, bien qu’il soit prouvé que cette littérature et ces échantillons diminuent le taux et la durée de l’allaitement.
Jetons un coup d’oeil à la réalité.
Si une femme enceinte va trouver son médecin et reconnait fumer un paquet de cigarettes par jour, n’y-a-t-il pas de fortes chances qu’elle ressorte du cabinet en se sentant coupable de mettre ainsi en péril la santé de son bébé? Si elle avoue boire quelques bières de temps en temps, n’y-a-t-il pas de fortes chances qu’elle quitte le cabinet en se sentant coupable? Si une mère reconnaît dormir dans le même lit que son bébé, la plupart des praticiens ne vont-ils pas la culpabiliser pour cela bien que ce soit la meilleure chose pour elle et son enfant? Si elle se rend au cabinet médical avec son nouveau-né âgé d’une semaine et qu’elle dit au médecin le nourrir avec du lait homogénéisé à 3 %, quelle sera la réaction du médecin? La plupart s’effondreraient littéralement et feraient une crise. Et ils n’auront alors aucun problème à ce que les mères se sentent coupable de nourrir leur bébé avec du lait de vache et là, ils feront pression pour qu’elle donne un substitut de lait maternel au bébé (notez bien: pas de pression pour qu’elle allaite parce que « vous ne voudriez pas faire en sorte qu’une femme se sente coupable de ne pas allaiter »).
Pourquoi autant d’indulgence pour les substituts?
La raison, bien sûr, c’est que les industries alimentaires infantiles ont tout à fait réussi à convaincre une bonne partie de l’humanité, grâce à la publicité, que ces substituts sont pratiquement aussi bons que le lait maternel et que, par conséquent, il n’est pas nécessaire de faire toute une histoire à propos du non-allaitement des femmes. Comme l’a dit ici, à Toronto, le vice-président de Nestlé : « sans aucun doute, la publicité est efficace ». Ces messages apaisent aussi la conscience de beaucoup de professionnels de la santé dont les enfants n’ont pas été allaités. « Je ne vais pas culpabiliser les femmes de ne pas allaiter parce que je n’ai pas envie de me sentir coupable envers mes enfants qui n’ont pas été allaités ».
Examinons tout cela de plus près.
Les substituts de lait maternel sont théoriquement certainement plus appropriés aux nourrissons que le lait de vache. Mais en fait, aucune étude ne démontre la moindre différence entre les bébés nourris au lait de vache et ceux nourris à l’aide de ces préparations. Pas une. Le lait maternel, et l’allaitement au sein, à distinguer de l’alimentation au lait maternel, a beaucoup plus d’avantages théoriques par rapport aux substituts que ceux-ci par rapport au lait de vache (ou tout autre lait animal). Et nous commençons tout juste à connaître ces avantages. Pratiquement chaque jour, de nouvelles études nous en révèlent. Mais il existe également d’abondantes données cliniques démontrant que, même dans les sociétés industrialisées, les bébés allaités, et incidemment leurs mères, sont en meilleure santé que les bébés nourris artificiellement. Ils ont bien moins d’otites, de maladies gastro-intestinales ainsi que moins de risques de développer un diabète infantile et beaucoup d’autres maladies. Les mères ont moins de risques de développer un cancer du sein ou des ovaires et sont très probablement protégées contre l’ostéoporose. Et ce ne sont là que quelques exemples.
Alors, comment devrions-nous aborder le soutien à l’allaitement?
Toutes les femmes enceintes et leurs familles doivent connaître les risques de l’alimentation artificielle. Toutes devraient être encouragées à allaiter et toutes devraient recevoir le meilleur soutien possible afin de démarrer correctement l’allaitement dès la naissance du le bébé. En effet, les meilleures intentions du monde ne pourront rien pour une mère qui souffre de douloureuses crevasses aux mamelons à cause d’un bébé mal positionné au sein. Ni pour une mère à qui on a dit, pratiquement toujours à tort, d’arrêter l’allaitement à cause d’un traitement médicamenteux ou d’une maladie chez elle ou son bébé. Ni pour une mère dont la mise en route de l’allaitement ne se fait pas correctement à cause de mauvaises informations. Ne vous faites pas d’illusions là-dessus: c’est souvent l’avis des professionnels de la santé qui est principalement en cause dans l’échec de l’allaitement d’une mère! Si les mères reçoivent de l’information à propos des risques inhérents à l’alimentation artificielle et décident tout de même de recourir aux substituts de lait maternel, elles feront alors un choix en toute connaissance de cause. Cette information ne doit pas venir des fabricants de préparations pour nourrissons eux-mêmes, comme c’est souvent le cas. Leurs dépliants présentent quelques avantages de l’allaitement pour ensuite laisser entendre que les préparations sont en fait pratiquement aussi bonnes. Si les mères reçoivent la meilleure aide possible pour allaiter et trouvent que l’allaitement ne leur convient pas, je ne leur en ferai pas le reproche. C’est important de savoir qu’une femme peut passer facilement de l’allaitement au biberon. Dans les premiers jours ou les premières semaines, cela ne pose pas de gros problèmes. Mais l’inverse n’est pas vrai. C’est la plupart du temps très difficile, voire impossible (bien que pas toujours).
Finalement, qui se sent coupable à propos de l’allaitement?
Pas les femmes qui ont fait un choix éclairé avant d’opter pour le biberon. Ce sont plutôt celles qui auraient voulu allaiter, qui ont essayé, mais qui ont échoué. En fait, pour prévenir la culpabilisation des femmes n’ayant pu allaiter, il ne s’agit pas d’éviter de promouvoir l’allaitement; il faut en faire la promotion, mais conjuguée à un soutien de qualité alliant connaissances et savoir-faire. Ce n’est pas ce qui se passe dans la plupart des pays nord-américains ou européens.
Traduction de « Breastfeeding and Guilt », août 1997.
Dr Jack Newman, MD, FRCPC